Paire homosexuelle.

Avant elle, je sortais dans la rue avec une sourde et permanente appréhension parce que je suis une femme depuis longtemps et que je sais à quoi m’en tenir. Je sais que me déplacer, prendre le bus, marcher, faire des courses, me rendre chez une amie ou chez l’ophtalmo, je sais que ces actes anodins m’exposeront à être traitée comme le sac à foutre que les hommes voient en me regardant. Je sais les ruses, les stratégies qu’ils emploient, les regards, les flatteries puis les insultes et la violence parfois – pas toujours, mais quand même. Avec le temps et l’expérience sans cesse renouvelée des injures et des crachats, j’ai appris moi aussi des ruses pour déjouer les leurs.

 

Je sais m’adapter, je sais comment réagir quand ça arrive – et, même à mon âge, ça arrive quasi tous les jours – je sais tout mettre en œuvre pour éviter que des hommes inconnus ne me violent, ne me frappent, ne me tuent ou tout cela à la fois. Mes ruses à moi ne suffisent pas toujours, même avec tant d’entraînement. Pourtant, si les stratégies d’évitement et la vigilance constante sont épuisantes au quotidien, quelque part je les maîtrise. Car ces commentaires salaces murmurés ou hurlés, ces attouchements, ces sifflements, ces filatures improvisées, toutes les ruses des hommes inconnus, je les connais par cœur, leur but est toujours le même : nous baiser nous tuer si on refuse, ou nous punir, du moins. Pas de surprise ou si peu. Ils me font en quelque sorte moins peur depuis que j’ai compris à quel point ils étaient  péniblement prévisibles. Mais maintenant  que je me promène avec elle dans ces mêmes espaces, au métro ou au parc, j’ai de nouveau peur des hommes inconnus. Peur pour elle et pour moi. Peur d’eux et de moi.

 

La misogynie quotidienne, ce traitement violent et dégradant auquel je me suis depuis longtemps habituée, s’est doublée d’une homophobie crasse. Ainsi, ce n’est plus la même, elle a changé, muté, je ne la reconnais plus, je ne sais plus comment y faire face. Sur une quinzaine de sorties ensemble dans cet espace pas si public puisque dominé par eux, j’ai compté seulement trois fois où aucun homme inconnu ne nous a directement exprimé son désir de nous baiser. C’est peu. Bienveillante, je ne compte pas ici les regards haineux et lubriques mais seulement les moments où on a du subir l’expression de leur “désir”, cette avidité crasseuse, cette concupiscence putride dont ils croient sincèrement nous faire cadeau. Ces paroles qui te tordent le bide et te ramènent instantanément à ta condition d’éternel sac à foutre, au cas où tu aies eu l’indécence de l’oublier.

– Les lesbiennes je vous baise, beugle  l’homme inconnu en scooter. – Ah l’amour c’est beau ça donne envie enfin à moi oui, vous en pensez quoi, demande le chauffeur inconnu. – Je vous observe depuis 30 minutes et vraiment je trouve “ça” beau, je suis excité maintenant, vous voulez pas venir chez moi ? – Salopes, putes vous êtes toutes les mêmes fulmine l’homme inconnu des quais en partant. Et celui du train désert dans lequel je la laisse tard un soir et qui me fait craindre pour sa sécurité à elle, puisqu’il nous a vues et se touche ostensiblement l’entrejambe en me fixant pétrifiée sur le quai, la langue sur ses lèvres et le regard vitreux.

 

C’est comme la misogynie mais pas tout à fait. Je ne suis plus un sac à foutre ambulant : j’en suis maintenant deux. On forme désormais une paire de corps-objets, sans âme et sans émotion, réduites à des entités à baiser ou à buter si on le refuse, d’autant plus punissables qu’on est deux et qu’on semble s’affranchir ensemble, sans autorisation, du désir des hommes inconnus. – Ça va, vous êtes pas trop tristes, nous demandent en pleine rue deux types persuadés que la vie des femmes ne vaut rien sans la bite. On serait sûrement moins tristes si on nous rappelait pas à chaque fois qu’on fout un pied dehors qu’on est destinées, comme femmes et comme femmes ensemble, qu’à être baisées par des mecs, que nos vies n’ont de valeur que si on est disponibles pour la classe des hommes, à sa merci et son service.

 

C’est nouveau pour moi, ça ressemble à ce que je connais mais pas exactement. J’ai à nouveau peur, mon degré de vigilance est au plus haut, parfois je trouve une excuse pour ne pas sortir parce que maintenir un tel niveau d’attention à ce qui nous entoure, tout le temps, c’est anxiogène et épuisant. J’ai de nouveau peur. Je n’ai jamais su quoi faire de ma peur, elle m’embarrasse, si envahissante et si lourde, alors je la transforme en violence. C’est mon truc, ma résistance. C’est ce que j’ai fait pour la misogynie : latter de temps en temps des mecs, leur faire si peur qu’ils ne recommenceront pas de sitôt, ça m’a redonné confiance, accordé l’illusion que je pouvais être en contrôle sur cette situation, gagner même, parfois, contre eux. Mais pas là. Là je suis en colère et violente, mais ça ne marche pas comme d’habitude.

 

Étrangler un mec contre la vitre du métro, quand je suis sans elle, ça va. Après tout si je me fais défoncer, je suis la seule à prendre des coups. Je connais les conséquences. Je les assume, elles vont avec le plaisir indicible de voir leurs sales bouches se tordre de surprise et de douleur. Quand je suis avec elle, ça me fait peur parce que les risques de répondre physiquement à la violence d’un connard, on les prendrait à deux, à cause de moi. Car ce désir de plus en plus pressant de leur sauter à la gorge, de les mettre à terre et de leur balancer mon 37,5 dans le bide aussi fort que je peux, c’est le mien, pas le sien. C’est mon urgence, c’est ma manière de faire face, pas la sienne. Qu’est-ce qui va se passer si je cède à l’envie d’en punir un à coups de tête pour faire payer tous les autres? Si je reçois un coup qui m’assomme, qui va la protéger elle de la fureur que j’aurais déclenchée ? Si ça dégénère, si je ne suis finalement pas si forte, s’ils sont plusieurs, si je me loupe, s’il est armé, si mille choses, comment je pourrais supporter d’avoir compromis sa sécurité, de l’avoir mise en danger alors que ce besoin de réponse violente n’est que le mien ? Est-ce que c’est juste de lui faire prendre autant de risques simplement parce que moi, je ne supporte pas qu’on nous traite comme ça sans frapper ni hurler ni mordre, parce que je suis en train de m’étouffer silencieusement avec toute cette colère et cette peur qu’ils ont provoquées ? Je ne crois pas. Je suis coincée, je ne peux pas résister comme je le voudrais à leur violence à eux, je ne peux pas non plus laisser grandir toute cette rage en moi sans rien en faire, je ne sais pas comment faire cette fois.

 

SI répliquer et la mettre en danger est exclu, je ne parviens pas non plus à les ignorer (comment le pourrais-je, leurs voix sont si fortes, leurs “désirs” exprimés si haut, si souvent, partout, si violemment) est ce qu’il ne me reste alors qu’à m’enfermer chez moi, à me limiter aux espaces communautaires, à la tenir pudiquement par le bras, à bannir toute manifestation d’affection publique, à me cloitrer en silence, me noyant dans la haine que j’ai pour eux, à déserter de ma propre vie, juste pour n’être ni violée ni tuée ? Je ne m’y résous pas.

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illustration : dead men don’t catcall, by chrysanthebomb formerly missmantodea