Colette, le sexage et nous (part 5) : la charge des membres du groupe

Pour expliquer la dernière composante des rapports de sexage, Colette Guillaumin aborde la question de la prise en charge physique des “autres” par les membres du groupe des femmes. L’analyse ici se base sur la position sociale spécifique, largement étudiée par les Black Feminists, d’esclave de maison. En effet, l’esclavage de plantation implique que le maître possède les esclaves, s’approprie leur individualité physique, les produits de leur corps et les utilise sur d’autres choses (agricoles, mécaniques, animales), comme un outil.

Dans le cas du sexage comme dans celui de l’esclavage domestique, cet usage du corps des choses possédées s’étend également à la prise en charge physique d’autres êtres humains : les vieillards, les enfants, les membres valides ou non du groupe. Hors du salariat comme en son sein, les membres du groupe des femmes sont contraints  à “l’entretien corporel, matériel et éventuellement affectif de l’ensemble des acteurs sociaux”. Colette Guillaumin poursuit : “dans les deux cas, service physique étendu et service sexuel, le rapport d’appropriation se manifeste dans le fait banal et quotidien que l’appropriée est attachée au service matériel du corps du dominant et des corps qui lui appartiennent ou en dépendent”.  Si aujourd’hui, certaines de ses activités de soin à l’autre sont monétisées (on rappelle que la moitié des femmes salariées se concentrent dans 10 métiers du care en 2013, DARES) mais la plupart s’effectuent dans le cadre domestique.

Pour illustrer, on peut aborder la question des aidants familiaux (aidantEs serait d’ailleurs plus approprié), c’est à dire des 4,5 millions de personnes qui ont à charge de soutenir dans les actes de la vie quotidienne, une personne dépendante de leur entourage proche. Les femmes représentent 54% des aidants familiaux, proportion qui bondit à 74% lorsque la dépendance de la personne aidée s’aggrave (HCE, Assemblée Nationale, 2011, p.20). Là encore, au delà de la seule proportion, il convient de distinguer la nature des tâches réalisées par les hommes aidants pour la personne qu’ils soutiennent : pour eux, il s’agit très largement de travaux matériels, tels que faire les courses ou gérer les papiers administratifs. Les aidantes, en revanche, sont chargées des soins corporels, de l’intime, du soutien affectif, de la préparation des repas, de l’entretien du linge. Des actes davantage tournés vers la personne et qui impliquent, selon la définition d’usage physique étendu proposée par Colette Guillaumin  “1) une prestation non monétaire 2) donnée dans le cadre d’une relation personnalisée et durable”.

Afin de mieux comprendre la validité de cette démonstration, on peut aussi s’intéresser au temps parental, c’est à dire à la durée et à la nature des actes prodigués par les parents à leurs enfants, selon le genre. Par “temps parental”, l’INSEE entend le temps de soins aux enfants, l’aide scolaire, les trajets et les loisirs avec les enfants. L’institut exclut en revanche le temps de garde passive (une mère qui cuisine et surveille ses enfants qui jouent) et “le temps d’organisation du temps des enfants et de la gestion mentale du quotidien, ajoutant que ces éléments sont non quantifiables**”. Sur cette base, on observe que les hommes consacrent 42 minutes par jour à leur.s enfant.s (INSEE, 2011, p.8) quand leurs compagnes leur en dédient 1h35, soit 2,26 fois plus. Si on cherche à comprendre la nature des tâches produites dans ce temps parental, on comprend que les soins corporels sont assurés à 74% par les femmes, contrairement au temps de loisirs qui est presque équitablement réparti (54% du temps de loisirs est assuré par les mères). La théorie de Colette Guillaumin se confirme : les femmes sont, en tant qu’individus et en tant que groupe, utilisées physiquement pour prendre en charge les corps des autres membres du groupe, validant ainsi l’idée que “la charge physique et sexuelle sont au centre des rapports sociaux de sexe [du sexage]”.

Colette Guillaumin explique, qu’au déjà de l’accaparement physique dont sont victimes les femmes, ces dernières voient également leur individualité modifiée par cette position de responsable de l’entretien des autres. Ainsi, les activités des femmes auprès des autres sont constantes et permanentes : “une vie dont tout le temps est absorbé, dévoré par le face à face avec les bébés, les enfants, le mari ; et aussi les gens âgés ou malades. […] Chaque seconde de temps – et sans espoir de voir cesser à heure fixe cette préoccupation, même la nuit – est absorbée dans d’autres individualités, détournée vers d’autres activités que celle qui est en cours”.  L’auteure évoque ici la contrainte d’une présence constante et absolue, celle de l’entretien physique des corps (ce sont les femmes qui lavent les malades, les morts, qui changent la merde des bébés, ramassent le vomi des enfants) mais aussi celle d’une charge mentale dont on aurait tort de mépriser l’importance. Les membres de la classe des femmes ne peuvent construire et développer leur individualité, tant que leur charge physique et mentale est si importante, tant qu’elles sont l’outil social auquel sont attribués, de fait,  l’entretien et la survie d’autres qu’elles-mêmes, tant que leur individualité est diluée, dans les rapports de sexage, dans d’autres que la sienne, autres dont elles ont également la charge physique.

À la lumière de cette explication, on voit différemment les dépressions post-partum qui frappent certaines femmes. Un peu comme si elles réalisaient que leur individualité mentale venaient d’être diluée durablement, une fois de plus, dans une autre, celle de l’enfant auquel elle devra – sa vie durant – céder chaque seconde de son temps physique et mental, chaque part de son être, pour qui elle devra interrompre incessamment chacune de ses activités et des ses pensées, car responsable exclusive de sa charge physique et émotionnelle. Colette Guillaumin dit alors “la confrontation à son appropriation matérielle est la dépossession même de sa propre autonomie mentale : elle est plus brutalement signifiée dans la charge physique des autres dépendants que dans n’importe quelle forme sociale d’appropriation. Quand on est approprié matériellement, on est dépossédé mentalement de soi-même”.

** On peut penser ici au temps – mental mais pas seulement – consacré aux rendez vous médicaux, associatifs et scolaires de l’enfant, au rachat de vêtements, aux prévisions pour les vacances scolaires, les modes de garde, etc.

 

Suite : Colette, le sexage et nous (conclusion et biblio) : analyser ce que le racisme et le sexisme ont à voir l’un avec l’autre pour mieux comprendre